Un grain de sable peut tout changer [Ylliendril] [P]

Cela faisait bien une lunaison qu'elle avait quitté l'île de Yuen et qu'elle remontait en direction du Mont Yor'han. Son séjour sur l'île ne s'était pas vraiment mal passé, mais elle se sentait trop dépaysée, trop loin de ses coutumes pour s'y sentir à l'aise. Et c'était pourtant encore trop semblable à chez elle. Au contraire, elle était à la recherche de manières d'être et de penser différentes. Peut-être qu'en rencontrant des personnes venues d'ailleurs, elle finirait par mieux comprendre certaines choses...

Les foulées de son cheval se faisaient plus lourdes dans le sable. Il n'était pas habitué, aussi Mei avait décidé d'y aller tranquillement selon les endroits. Entre la chaleur écrasante et les dunes parfois trop meubles, elle avait peur de se retrouver seule. Marcher à pied avec son chargement dans le désert pourrait être fatal et elle n'avait pas la prétention de ne pas craindre la mort. Elle était un être humain comme les autres, qui se demande ce qu'il y a après, ce que ceux qui restent ressentiront, qui se dit que dans le fond, elle ne serait soulagée de rien puisqu'elle ne serait plus en vie pour ressentir autre chose... C'était peut-être et surtout une jeune fille qui réfléchissait trop.

Elle avait quitté le matin-même un village au pied des montagnes, dans le vallon par lequel elle avait achevé sa route vers Irarref. Là-bas on lui avait conseillé de s'équiper de façon plus adéquate, car la traversée du désert ne se fait pas comme ça. Elle s'était procuré une large étoffe qui lui servait à couvrir son visage et ses épaules, ainsi qu'une tunique légère à manches longues. Une peau blanche comme la sienne serait vite la proie du soleil. Mais malgré ça, elle ne faisait toujours pas couleur locale, loin de là. Son hakama noir lui tenait moins chaud que prévu et la protégeait bien. La tunique crème lui était presque une taille trop grande, mais puisqu'elle n'en voyait que l'utilité et non l'esthétique, il n'y avait pas de quoi s'alarmer. Elle avait fait confiance aux femmes de la région qui lui avait soit-disant trouvé ce qui lui allait et c'était très bien, merci et au revoir mesdames.

Elle arrivait enfin en vue de l'oasis dont on lui avait parlé. Mei comptait bien s'y arrêter quelques jours, histoire de se reposer mais surtout pour satisfaire sa curiosité. Shûhei secoua la tête et soupira longuement. Ce cheval était absolument adorable mais un râleur fini. Pourtant il résistait, même quand il était épuisé, s'il fallait continuer, il résistait. Quand on dit que les animaux sont bêtes ou qu'ils n'ont pas de conscience... La jeune femme n'était pas d'accord avec cette conception réductrice et facile que la plupart des gens avaient. Elle comprenait cependant son impatience. Le soleil était bien chaud, même s'ils avaient fait une pause aux heures les plus brûlantes, cachés dans l'ombre d'une dune.

Une dizaine de minutes plus tard, ils arrivèrent à l'abri des premières maisons. C'étaient des bâtisses carrées, d'un à deux niveaux en général, parfois pourvues de terrasses, toutes en terre et le plus claires possibles. Les gens ne paraissaient qu'à peine sur le pas des portes et pas tellement plus dans les rues. Il faisait sans doute encore trop chaud pour sortir. La jeune femme descendit à terre en laissant les rênes bloquées dans la selle. Shûhei ne marcherait pas dessus mais ne partirait pas non plus en courant, il la suivait absolument partout s'il le pouvait vraiment.

La jeune membre du clan Sheihuka arpentait les rues en regardant autour d'elle, laissant son regard se promener sur tout ce qu'elle pouvait trouver de nouveau. Tout était potentiellement intéressant, même si un guide n'aurait pas été de trop dans cette agglomération qui semblait sans cesse sur les nerfs. Tandis qu'elle contemplait une construction plus complexe que les autres, elle ne fit pas attention à un obstacle sur son chemin et le heurta franchement. Elle fut repoussée en arrière, et avant de jouer la poupée de chiffon fragile qui n'a rien à faire sur les routes, elle tendit une main dans son dos pour rattraper sa chute, se préparant psychologiquement au choc.

"Une, deux, trois!"

Saisissant le sac avec l'autre habitant du village, Ylliendril le chargea avec le reste sur l'attelage. Prenant la gourde qui pendait à sa ceinture, il en bu une longue gorgée et se versa le reste du contenu sur la tête. Soupirant d'aise en sentant l'eau tiède couler dans son cou, il regarda le fruit de son travail. En plein soleil, forcer comme il le faisait était presque impossible mais habitué au climat, l'homme du désert savait rendre service aux autres villageois même aux heures les plus chaudes.

"Je te donnerais ce que je te dois demain, passe à la maison dans la matinée."

Se contentant de hocher la tête, Ylliendril s'éloigna et gagna l'oasis. Avant, lui et sa famille avaient été très bien vu et avaient été des bienfaiteurs pour le village mais depuis la perte des siens, le survivant n'avait presque plus parlé, le rendant peu fréquentable. Il se contenta ensuite de rendre service aux autres habitants du village, contre de quoi se nourrir la plupart du temps. Retirant sa veste mais gardant le reste de ses habits, il se jeta dans l'eau tiède, remontant d'un coup, il secoue la tête pour chasser l'eau de ses cheveux. Sa tignasse était à ce moment plus indisciplinée que jamais, dégoulinante en plus d'eau. Il sortit et remit sa veste, avant de s'étirer pour détendre ses muscles endoloris par l'effort. D'un pas lent, il gagna une nouvelle bâtisse, prêt pour son prochain travail. Un autre sac, pesant plusieurs dizaines de kilos, qui allait encore lui demander des efforts conséquents. Soupirant mais prenant la charge sur son épaule, il se mit en marche, commençant à s'éloigner un peu vers la périphérie.

Un peu distrait, transportant son fardeau avec son habituel pas résigné, il sentit quelque chose heurter son torse ou plutôt, quelqu'un. Avisant finalement la femme qui tombait, il lâcha son sac, le laissant chuter sur le sol puis se pencha avec vivacité, tous ses muscles tendus. Il passa une main derrière le dos de l'étrangère, l'arrêtant avec douceur avant qu'elle touche le sol, puis resta au dessus d'elle à la regarder.

Bien que portant une tenue locale, la demoiselle n'était pas d'ici, Ylliendril le remarqua tout de suite. Avec le soleil du désert, il était impossible de conserver une peau aussi blanche, peut être venait elle d'Eresia ou de Yuen? Ses grands yeux clairs attirèrent tout particulièrement l'attention de l'homme du désert, qui resta ainsi à la fixer pendant de longues secondes.

N'ayant pas eu à réagit aussi vivement depuis de longues années, il semblait tendu, ses muscles se rappelant soudainement des combats du passé.

Tandis qu'elle partait en arrière, elle put apercevoir ce qu'elle avait heurté. Enfin, apercevoir était un bien grand mot. Elle vit surtout un torse solide entouré de vêtements aux couleurs du désert et une gorge hâlée qui fondaient presque sur elle. Un instant, elle se dit que cet homme allait lui tomber dessus parce qu'il avait lui aussi perdu l'équilibre et elle était assez satisfaite de se dire que le sol ne semblait pas si dur que ça. Elle s'attendait tout de même à avoir mal, une masse comme celle-là ne ferait qu'une bouchée de ses côtes.

Et puis, elle sentit son corps amortir sa chute sur ce qui semblait bien être un bras. Le bruit sourd d'un poids lourd se fit alors entendre et quand elle fut sûre qu'elle ne tomberait pas, elle releva les yeux vers le visage penché sur elle. C'était un jeune homme aux traits et au teint de la région, les yeux d'un vert sans vie et pourtant quelque chose semblait dormir sous cette pellicule d'ennui. L'humidité de ses cheveux épais et en bataille désignait sans doute qu'il venait juste de sortir de l'eau, ou du moins qu'il s'était rafraichi peu de temps auparavant. Passèrent de longues secondes durant lesquelles seul le silence et la curiosité avaient leur place.

Enfin, elle réalisa que cet homme, sans doute très grand, s'était plié en deux en lâchant son fardeau pour la rattraper, petite étrangère poids plume qui ne se serait pas fait bien mal et la jeune femme se dit qu'elle pourrait peut-être le remercier. Mei allait ouvrir la bouche quand elle entendit Shûhei s'agiter derrière elle. Sans se relever, les deux pieds dans des positions qui ne le lui permettaient de toute manière pas, elle tourna ses yeux vers lui et crut voire de l'agitation dans les rues et les habitations. Il semblait se passer quelque chose dont elle ignorait tout, et pourtant elle devinait bien de la peur dans tant d'agitation. Dans tous les cas, elle espérait que ce ne serait pas trop grave, même si elle savait qu'elle pouvait toujours rêver.

Alors que la fine femme leva les yeux vers sa monture, Ylliendril reconnu le bruit qui agitait le village. Les pillards arrivaient, prenant de force ce qu'ils désiraient comme ils l'avaient souvent fait, se servant chez les gens et dans les stocks de nourriture. Ils n'étaient pourtant pas venus depuis quelques temps, il avait même espéré qu'ils aient oubliés le village...

Le réveil de ses muscles n'avait pas été qu'un réveil physique, il avait ressentit l'adrénaline de son brusque mouvement, l'envie de se battre, la haine... Une lueur meurtrière traversa son visage quelques instants mais loin d'être idiot, il savait qu'aller se battre contre eux seul n'aurait servit à rien à part causer sa mort, ils venaient généralement à plus de trente. Il se redressa d'un bloc, remettant l'étrangère debout par la même occasion tout en la gardant contre lui. Il savait que le cheval appartenait à la demoiselle puisqu'il ne l'avait jamais vu avant et ce dernier semblait bien dressé puisqu'elle n'avait pas jugée nécessaire de l'attacher, aussi se douta t'il que la bête les suivrait d'elle même.

Relâchant finalement la demoiselle, il lui prit avec douceur la main. Puis, calmement, surpris par sa propre voix qu'il n'avait pas entendu depuis des mois, il murmura.

"Suivez moi, il ne faut pas trainer ici."

Il fallait qu'elle ait l’ouïe fine pour l'avoir entendu mais sans se poser plus de question, il l'entraina avec lui, se redirigeant vers le centre de l'oasis d'un pas rapide.

La nervosité de son cheval était logique. Il était en terrain inconnu et si les gens s'agitaient autour de lui, il semblait logique qu'il s'agite lui aussi. La jeune femme allait essayer de le calmer par la voix, ne voulant pas qu'il ne s'affole trop et devienne dangereux si une personne passait par hasard à côté de lui à ce moment-là. Mais elle n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche une nouvelle fois qu'elle se sentit soulevée du sol et se retrouva sans trop savoir pourquoi très -trop, même- près de l'homme qui venait de l'aider. Elle se sentait tellement gênée qu'elle n'osait rien dire, alors que pourtant, elle aurait pu le remercier et se dégager. Non, au lieu de ça, elle restait bêtement à se dire qu'il lui tenait chaud, plus préoccupée par le pourquoi du comment tant d'agitation et surtout une expression aussi haineuse sur le visage de cet inconnu qui n'avait pourtant pas l'air bien méchant. Mais quelque chose lui disait qu'elle préférait ne pas le savoir de suite, voire ne pas le savoir du tout.

Il la laissa libre de ses mouvements, bien sur ses deux pieds et elle tendit la main vers Shûhei qui s'approcha pour venir enfouir son nez dans sa paume. Elle se doutait qu'elle devrait sans doute trouve refuge quelque part et quand son regard se porta au loin, elle crut deviner un groupe de cavaliers arriver au grand galop. Ce n'était pas vraiment rassurant. Est-ce que par hasard, ces hommes seraient des pillards, ou quelque chose du genre ? Elle n'eut pas le temps de répondre intérieurement à sa propre question que la voix de l'inconnu tomba à peine dans son oreille, comme s'il s'était parlé à lui-même.

Ce fut son geste qui la tira complètement de sa contemplation. Elle fut entrainée derrière lui, suivant ses foulées malgré ses petites jambes et la fatigue d'être montée à cheval presque une journée. Il ne lui en avait pas dit énormément, mais il semblait savoir ce qu'il faisait. Mei entendait les sabots de son cheval marcher dans leur dos. L'adrénaline et la crainte se faisaient sentir comme une pointe au creux de ses reins. C'était une situation à laquelle elle ne s'était pas préparée, quand bien même elle se doutait que tout ne serait pas rose dans son voyage. Sans pouvoir se repérer, elle se faisait trainer dans les rues à la suite de cet homme, finissant par se demander si le suivre était une bonne solution ou si au contraire, elle se mettait réellement en danger en sa compagnie.

Si il sentait que l'étrangère était inquiète, Ylliendril n'en montrait rien. Alors qu'ils avançaient trop lentement à son gout, il se tourna vers la demoiselle et lui lâcha la main. Sans un mot, il passa une main derrière les genoux de Mei, puis une autre au niveau du haut de son dos et la souleva du sol avec une facilitée surprenante. Alors que les bruits de chevaux lancés en pleine course résonnaient à l'entrée du village, l'homme du désert se mit à courir, le plus rapidement qu'il le pu, son manteau flottant et claquant derrière lui. Malgré ses efforts pour que son fardeau soit confortablement installé, il ne pouvait s’empêcher de la secouer dans sa course.

Ils atteignirent finalement l'oasis en elle même, large étendu bleu et verte. Sans prendre la peine de retirer ses vêtements, il s'élança dans l'eau, forçant pour maintenant sa protégée au sec. Le cheval le suivit sans broncher, surement heureux de trouver de quoi se rafraichir. Ylliendril semblait parfaitement savoir où il allait et évita tous les trous, l'eau ne dépassant jamais le milieu de son torse. Il se perdit dans la verdure, jetant enfin un coup d'oeil à la demoiselle, il lui chuchota:

"Nous sommes presque à l'abri, ne vous inquiétez pas."

Il se dirigea vers un petit îlot de verdure perdu au milieu du reste et d'apparence dense. Le contournant, il mit pied sur la berge, se glissant entre deux palmiers. Se dévoila enfin une surprenante cachette. Plus grand qu'on pourrait le croire de dehors, l'amas végétal avait été taillé à l'intérieur, formant un cercle parfait de plus de trois mètres de diamètre qui pourrait largement accueillir Ylliendril, la jeune femme et sa monture. Une paillasse par terre semblait servir de lit, on y trouvait aussi un grand coffre verrouillé et une étrange et grande épée plantée dans le sol et qui n'avait, au vue de la végétation qui avait poussée le long, pas bougée d'ici depuis longtemps.

Posant enfin la demoiselle par terre, il prit de longues inspirations, dégoulinant d'eau. Tentant tant bien que mal de reprendre son souffle, il chuchota pour la troisième fois, plongeant son regard dans celui de son invitée:

"Vous ne craignez plus rien, je suis le seul à connaitre cette endroit, ils ne vous trouveront jamais ici."

Tenir le rythme derrière ce grand gaillard était assez difficile. Il fallait avouer qu'en dehors de son oncle le plus âgé qu'elle avait vu une fois, il n'y avait personne d'aussi grand dans sa famille. Et encore, personne chez les Akutagawa n'arrivait à égaler la taille de cet individu. Et il marchait vite, le bougre ! Mais visiblement pas assez encore pour échapper aux pillards. Il lui lâcha la main et plus vite qu'elle n'aurait pu le dire, il la souleva comme il aurait soulevé une adolescente puis reprit une course cette fois-ci plus rapide et plus efficace. Elle était certes ballotée, mais il avait bien fait, dans le fond. Jamais elle n'aurait pu courir à cette vitesse.

Cramponnée à son cou pour lui faciliter les choses, la jeune femme regardait par-dessus son épaule. Shûhei suivait en trottant rapidement mais assez désappointé de la voir dans les bras d'un inconnu plutôt que sur son dos pour échapper au danger. C'aurait été en effet plus logique, mais l'animal n'aurait pas été assez costaud pour supporter son chargement et le poids de deux humains. Le groupe d'hommes armés se rapprochait de plus en plus, mais ne semblait pas se préoccuper du sort de deux pauvres personnes et d'un cheval maigrement chargé qu'ils retrouveraient sans doute plus loin.

Ils arrivèrent en vue de l'oasis en elle-même, celle qu'elle avait vu en contrebas quand elle était arrivée. Elle ne la voyait pas si grande et pourtant une fois sur place, elle paraissait immense. Et surtout à découvert. Elle se demandait bien comment ils allaient se cacher. La réponse fut plus que déconcertante. Il entra dans l'eau sans plus de cérémonie, faisant un effort délibéré pour qu'elle reste au sec. Il aurait pu ne pas le faire, ça ne l'aurait pas dérangée outre mesure puisqu'il l'aidait quand même déjà grandement, mais elle se contenta d'essayer de ne pas trop peser dans ses déplacements qui semblaient calculés au centimètre près. Sa monture suivait derrière, nageant par instant en forçant sur ses jambes. Les paroles de l'homme, quoique rassurantes, ne la soulagèrent pas. Elle se demandait bien comment ils pourraient être à l'abri dans une étendue d'eau.

Ce qu'elle découvrit dans l'îlot de verdure qu'elle pensait tout juste bon à les cacher s'ils le contournaient en restant sur la berge la surprit. Elle s'était demandé même quelle utilité il pouvait bien avoir pour deux personnes et un cheval qui cherchaient à se soustraire à des pillards armés. Ce devait être la demeure de l'homme. La paillasse et le coffre montraient bien que cet endroit était habité. Une fois au sol, elle se tourna vers son cheval pour le faire entrer plus convenablement, et le fit tenir dans un coin de sorte à ce qu'il ne gêne personne. Une fois le calme revenu, elle le ferait sortir.

Il parla pour la troisième fois, mais peut-être un peu plus fort que les deux précédentes -ou bien était-ce parce qu'elle y faisait plus attention ou que le calme était bien limpide. Cette fois plus alerte, elle lui adressa un sourire légère mais sincère. Il était trempé et essoufflé, tout ça pour se sauver lui-même, mais aussi pour aider une inconnue. Pour la première fois, elle fit entendre sa voix :

"Je vous remercie. C'est vraiment très gentil de votre part."

ne sachant pas trop quoi dire, un peu gênée maintenant que l'adrénaline était retombée.

"Vous devriez vous assoir maintenant qu'il n'y a plus rien à craindre."

Continuant à reprendre doucement son souffle, il ne la quitta pas du regard et l'écouta. Il se contenta de hocher la tête, comme il le faisait toujours quand on le remerciait mais se laissa tomber sur la paillasse quand elle l'y invita. Il était pourtant chez lui mais l'idée lui sembla bonne, aussi s'était-il exécuté. Relevant la tête vers son invitée, il s'exprima à nouveau avec sa voix calme et à peine audible.

"Asseyez vous aussi, faites comme chez vous et profitez, il fait frais ici."

En effet, la température qui régnait dans la cabane était largement inférieure à celle du reste du désert. Voir même agréable. Il récupéra ensuite une gourde qui trainait et bu plusieurs longues gorgées avant de la tendre à la demoiselle.

"Ils vont rester ici un peu, le temps de prendre ce qu'ils veulent donc... Mettez vous à l'aise." murmura t'il à nouveau avant d'enchainer, toujours aussi bas "Qu'est ce qui amène une demoiselle voyageant seule dans l'une des terres les plus hostiles d'An'har?"

Curieux et ayant peu l'occasion de discuter depuis plusieurs années, il en avait oublié la politesse et ne s'était pas présenté, focalisé sur les questions qui lui brulaient les lèvres. Son regard, bien que plus calme après l'action, semblait déjà un peu moins mort qu'avant, comme si la rencontre qui venait de se produire l'avait un peu éveillé. Ses yeux braqués dans ceux de la jeune demoiselle, il attendait calmement sa réponse.

Le grand homme s'assit presque comme s'il n'avait pas été chez lui et pourtant nul doute que cet endroit était sien. Il semblait à la fois parfaitement imprimé dans le décor et pourtant trop imposant pour ne pas être visible. C'était quelque chose qu'elle ne comprenait pas vraiment, il y avait une vie sous cette couche d'ennui au fond de ses yeux, comme les poissons qui reviennent à la surface sous une pellicule de glace dans les lacs. Elle voyait quelque chose ondoyer dans ces yeux verts, quelque chose depuis longtemps enfoui et qui n'était pourtant pas mort. Et dire qu'elle n'avait pas vu cet homme. Elle lui était rentré dedans sans même avoir senti sa présence, comme s'il était sorti de terre une seconde avant qu'elle ne rencontre sa trajectoire. Rien que ce fait attisait sa curiosité, mais l'attitude qu'on lui avait inculquée prendrait nécessairement le dessus : on ne pose pas trop de questions à un homme qui a besoin de repos, ça l'agace.

Il avait une voix qui semblait elle aussi sortir du néant. En fait, Mei se demandait si cet homme avait eu une existence avant de rencontrer un autre être humain ou s'il était rejeté pour une raison ou une autre hors de sa société. Après tout, elle ne connaissait rien des mœurs d'An'har, il existait peut-être une certaine catégorie de gens qui n'avait pas le droit de vivre avec les autres ou de communiquer. Mais elle n'y croyait pas non plus. Il était tout de même costaud et savait parler, ce qui prouvait bien qu'il n'était pas tant isolé qu'il en avait l'air. Le grain de sa voix était doux et apaisant, comme le murmure des rivières qui traversaient les plaines de Chanrin. Au son, elle se doutait qu'il avait une certaine maturité et qu'il était peut-être plus vieux que ce qu'il n'y paraissait au premier abord. Quant à lui donner un âge, c'était une toute autre histoire.

La jeune ne s'assit pas de suite. Elle dessella d'abord Shûhei et posa la selle dans un coin avec tout son paquetage, de façon à ce que le tout prenne le moins de place possible. De même elle desserra les montants du filet qui lui serrerait moins le nez et les mâchoires. Depuis le temps qu'il avait tout ça... Et puis elle s'assit en tailleur et retira l'étoffe claire qu'elle avait mise pour préserver son visage du soleil et de la chaleur. Dans la foulée elle détacha ses longs cheveux qui tombèrent en une lourde cascade dans son dos. Au moins cette attache en lui tirait plus sur le cuir chevelu.

Elle conservait malgré tout une certaine réserve à se mettre vraiment à l'aise. Elle restait face à un homme qu'elle ne connaissait que depuis cinq minutes et dont elle ne savait même pas le nom. De plus, il avait tout pour paraître suspect, mais l'intuition de Mei lui dictait de lui faire confiance. Pour une fois que quelque chose de positif pouvait vraiment venir d'un homme. Cependant sa question la désarçonna. C'était direct et en même temps subtil. Il avait compris qu'elle n'était pas de la région. Le nombre de femmes aussi blanches dans ce désert devait se compter sur les doigts d'une main. Il avait l'attitude calme de celui qui sait attendre, mais elle préféra ne pas trop faire durer le suspens.

"Je voyage sans but vraiment précis. Je cherche à connaitre d'autres personnes, à voir d'autres manières de penser et de vivre. Le monde est vaste et trop divisé pour se fier au jugement des hommes." Elle parlait avec un léger sourire, comme si elle venait de lui annoncer la météo du lendemain ou le menu du soir. C'était une habitude, mais aussi un plaisir d'être agréable aux autres et jusque là ça ne lui avait jamais joué de mauvais tour. Elle posa ses doigts sous sa propre gorge et continua : "Je m'appelle Mei Akutagawa, je viens des plaines de Chanrin en territoire Yuen. Et vous ?" acheva-t-elle en joignant le geste à la parole, tournant sa main vers lui, paume vers le ciel. Elle espérait qu'il ne prenne pas mal son désir de faire la conversation, mais puisqu'il semblait vouloir parler.

"Ylliendril Shandra, du désert d'An'har"

Souriant légèrement, il tendit l'oreille, puis se détendit lorsqu'il n'entendit rien à proximité de l'oasis. Reportant son regarde sur Mei, il la détailla un peu plus. Loin d'être chétive, son invitée n'était pas forte pour autant, elle semblait juste avoir pratiqué pas mal d'activités physiques. Regardant la monture allongée par terre, il su ce qui avait surement occupé une bonne partie du temps de la demoiselle. Ses grands yeux clairs, son petit air enfantin, elle ne devait pas être bien vielle et pourtant, les courbes de son corps étaient incontestablement celles d'une femme. Continuant après quelques seconde de silence, il lança, toujours sur le même ton, comme si il craignait sa propre voix.

"Vous avez surement raison, rien ne peut égaler l'expérience personnelle. Pour ma part, je n'ai jamais quitté le désert de ma vie car ma famille dirigeait à l'époque une dizaine de villages comme celui ci. Mais quand les pillards se sont organisés, ils ont tous été tués en tentant de résister... Si seulement l'idiot qui me servait de père m'avait écouté..."

Soupirant, il continua.

"Pour l'honneur, il a refusé de capituler temporairement... La notion d'honneur a tuée beaucoup de personne mais en a sauvée bien peu..."

L'homme du désert lâcha un petit rire triste, comme si il tentait de cacher sa peine en faisant comme si il se moquait à présent de tout ça. N'ayant pas eu l'occasion de parler depuis plusieurs lunes, il se retrouvait en plus face à une étrangère qui ne savait strictement rien de lui, ce qui l'encourageait d'autant plus à s'ouvrir.

"L'endroit ou nous sommes actuellement, je l'ai fais avec le plus jeune de mes frères... Il est mort à seize ans..."

Toujours aussi basse, sa voix semblait à présent trembler légèrement.

"Ces hommes dont je vous ai protégée, je les haïs plus que tout..."

Comme si le fait d'en parler lui faisait revivre le passé, Ylliendril évitait à présent de regarder la jeune femme, muré dans un silence lourd, rongé de l'intérieur par ses souvenirs.

Ylliendril. Un nom bien complexe à prononcer mais agréable à l'oreille. Même si on croisait un peu toutes les ethnies sur le territoire Yuen, il était rare d'entendre un nom qui à l'esprit de Mei était on ne peut plus exotique. En revanche sa voix restait rare, comme s'il avait peur qu'elle ne s'échappe et ne l'abandonne pour toujours s'il l'utilisait comme il avait dû le faire par le passé. Elle se demandait toujours pourquoi il vivait tant en retrait à la fois de la société mais aussi de lui-même. Il n'était plus le même homme qui l'avait rattrapée peu de temps auparavant dans la rue. Quelque chose avait changé qu'elle ne parvenait pas à saisir, et à la fois il pouvait être dans son état normal puisqu'elle ne l'avait jamais vu par le passé.

On sentait dans ses mots la maturité de quelqu'un qui a vécu ce qu'il n'aurait jamais imaginé vivre. Et plus il avançait dans ses propos, plus on le sentait amer. Ses explications étaient simples et la jeune femme pensait comprendre pas mal de choses concernant sa situation globale et surtout lui-même. S'il était maintenant seul physiquement, ce devait être la solitude spirituelle la plus pesante. Il n'avait plus de famille et plus de place dans ce monde, et sans aucun doute que s'il avait pointé le bout de son nez en tant qu'homme un jour capable de se rebeller, les pillards n'en auraient fait qu'une bouchée, quitte à le brûler ensuite pour être sûrs qu'il soit bien mort. C'est à peu près de cette manière-là qu'aurait réagi les soldats de la famille Akutagawa face à un ennemi, le feu en moins, ou alors ils auraient fait pire.

L'honneur. Elle ne connaissait que trop bien ce mot. Instinctivement et comme pour se protéger, elle remonta ses genoux contre sa poitrine et passa ses bras autour de ses jambes. Avec ce qu'elle avait entraperçu de cette notion, elle se demandait si elle était bien légitime, ou si ce n'était qu'une invention des hommes bornés pour tenir tous les autres à un idéal, une norme, sous peine d'être rejeté. Mais ceux que l'on rejetait pour une question d'honneur n'étaient-ils pas dans le fond dangereux ? Un peu trop prêts à tout ou trop intelligents pour pouvoir rester parmi ceux qui pourraient les écouter ? Combien de têtes et de gorges avait-on déjà tranchées pour avoir "sali" l'honneur d'une famille, d'une nation entière ? Mei mettait au défi tous les hommes qui y faisait appel de donner une définition de l'honneur qui serait universelle. Et immanquablement, elle serait croisée pour ne pas dire calquée sur celle de l'orgueil.

Elle n'osa pas parler, de peur qu'il veuille ajouter quelque chose, qu'il attende le feu vert du silence pour continuer sur sa lancée. Il ne devait pas y avoir grand monde avec qui il pouvait discuter et inconsciemment, elle se sentait gênée devant tant d’aveux. Étrangère à cette histoire et pourtant témoin involontaire. Si ça lui faisait du bien de parler, après tout, il parlerait pour deux. L'émotion semblait le gagner de plus en plus, et la situation serait vite un cul-de-sac si elle ne trouvait pas quelque chose à dire. Heureusement que pour ça, son grand-père lui avait appris la compassion -dont lui-même était incapable de faire preuve, surtout face à une femme.

Après un moment d'hésitation, elle finit par essayer :

"Je ne peux pas comprendre ce que vous vivez, mais il y a sans doute quelque chose que vous pouvez faire. Vous êtes fort et vous me semblez suffisamment intelligent pour réussir là où votre père a échoué." Elle baissa légèrement les yeux, une lueur plus triste s'allumant dans son regard, même si son sourire ne désertait pas son visage. "Dans ma famille, les hommes doués de force et d'esprit sont poussés à prendre la plus haute place qu'ils peuvent dans la société. Ils jouent des coudes et prennent parfois des décisions dures, mais même s'ils ne peuvent faire qu'un battement d'aile de papillon pour essayer de réussir, ils y mettraient toute leur force. Bien sûr, moi, on ne m'a rien appris parce que je suis une femme, mais je suis sûre que même seul, vous pourriez faire de grandes choses. La volonté peut faire des miracles."

Elle prit une poignée de sable dans sa main et se redressa pour s'agenouiller devant Ylliendril. Elle lui paraîtrait sans aucun doute trop familière, mais elle écoutait simplement son instinct qui lui disait que c'était peut-être une bonne idée. Délicatement, elle prit la grande main du jeune homme et la tourna paume vers le ciel. Elle y déposa ce qu'elle avait dans la main, formant un petit tas de forme conique. C'était un jour le mari de sa mère, son oncle, qui lui avait dit les choses de cette manière quand elle avait éclaté en sanglots en donnant à manger aux chevaux avec lui. Elle ne se souvenait plus pour quelle raison exacte c'était arrivé, mais elle se souvenait de ses mots comme s'il les lui murmurait à l'oreille à l'instant-même.

"A mille, on peut déplacer des montagnes."

Elle enleva ensuite les grains jusqu'à ce qu'il n'en reste que deux.

"A deux, on peut gagner des batailles."

Conservant la paume de sa main contre le dos de celle du jeune homme. Mei fit tomber l'un des deux grains de sable sur le sol, n'en laissant plus qu'un au creux de sa peau.

"Mais quand on est seul face au monde, alors il peut trembler."

Il y avait tant d'interprétations possibles à ces quelques phrases qu'elle ne préféra même pas essayer de s'expliquer. Il comprendrait sans doute, ou alors tant pis. La jeune femme n'avait aucune honte à le pousser soit à la violence soit à la ruse, elle avait grandi dans un univers où c'était la norme. L'homme avait été mis là par les dieux soit pour détruire ses semblables, soit pour les amener au plus haut de leur être. Malheureusement pour leur bonne foi, il y en avait trop des premiers pour laisser place aux seconds.

"Chez moi, on dit qu'un grain de riz peut faire la différence. Alors peut-être qu'un grain de sable peut tout changer."

Les yeux toujours rivés sur la grande main et cette petite chose insécable en son centre, elle le lâcha et posa ses paumes sur ses genoux, attendant sa réaction avec appréhension. Elle en avait peut-être trop dit, trop fait. On ne sait jamais ce que l'on sème face à l'inconnu.

Alors qu'il l'écoutait, Ylliendril se mit à réfléchir. Réussir là où son père avait échoué? Cet idiot avait tué des dizaines de personnes dont celles qui lui étaient les plus chères à cause de son foutu orgueil. Si il ne lui avait pas donné la vie, l'homme du désert le détesterait au moins autant que les pillards eux même. Cependant elle avait raison, il pouvait se soulever contre les pillards, les chasser pour de bon des terres Drâa, rallier les villages autour de lui pour mettre à genoux ces meurtriers.

Non, si jamais il en sortait vainqueur, il leur ferait payer leurs crimes odieux, il se l'était promis. Il la regarda s'agenouiller devant lui et lui saisir doucement la main, a son propre étonnement ce contact lui glaça le sang, depuis combien de temps on ne l'avait touché ainsi? Il ne s'en souvenait même pas.

Certes, il avait transporté Mei dans ses bras un peu plus tôt pour courir plus vite mais ce n'était que pour sauver leurs peaux, ici elle l'atteignait de son propre gré. Malgré tout, il l'écouta attentivement, pendu à ses lèvres. Elle le lâcha finalement, curieusement, il fut soulagé qu'elle rompe le contact et triste à la fois, comme si il avait voulu qu'elle soit proche de lui pour toujours. Il regarda avec attention le petit grain qui trônait seul dans le creux de sa main, puis sera le poing. Ylliendril leva ensuite la tête, plongeant son regard dans celui de son invitée, murmurant sur son ton habituel:

"Merci... Je crois que notre rencontre n'est pas dû au hasard, il fallait que vous me disiez ça."

Un léger sourire illumina son visage triste et on pouvait voir une petit lueur de vie briller dans l'émeraude de ses yeux, lui redonnant un peu de sa présence. Il redressa son dos, dominant à présent Mei de toute sa hauteur.

"Je vais tenter de réunifier les villages que ma famille gérait jadis et m'allier avec ceux des alentours pour rassembler suffisamment d'homme et les abattre."

Une lueur inquiétante traversa brièvement son regard, sa haine pour ceux qui écrasaient son peuple depuis des années semblant sans limites. Reprenant soudain son calme bien que ses yeux gardait une petite lueur de vie qu'ils avaient jusqu'à aujourd'hui perdus, il lui offrir un nouveau léger sourire. Ylliendril posa finalement ses mains sur celles de la jeune femme, son regard toujours plongé dans les yeux de cette dernière, le simple contact de la douce peau lui offrit un nouveau frisson, il y avait tellement longtemps qu'il n'avait pas pu profiter des caresses et des intentions de quelqu'un....

Il ne sembla pas tellement effrayé ni vexé de son attitude. Au contraire, il semblait réfléchir à ses mots. Dans le fond, elle était assez satisfaite de voir qu'elle avait peut-être dit quelque chose de sensé, mais surtout qu'elle avait sans doute su se souvenir des bonnes paroles au bon moment. Elle seule n'aurait jamais trouvé pareille métaphore. Sa réaction n'était ni bonne ni mauvaise, il semblait toujours aussi calme, mais peut-être qu'elle avait déclenché quelque chose en lui qu'elle n'aurait pas dû.

Et puis, revint un nouveau mot, un nouveau concept dur à expliquer et que Mei comprenait difficilement. On lui avait toujours appris que le hasard est une excuse, mais que même si tout est écrit il y a des choses qu'on ne peut pas expliquer. En fait, que ce soit son père ou son oncle, pour eux rien n'était dû au hasard. Il n'y avait que son vieux grand-père pour admettre que parfois, les choses se passent de façon étranges. Alors qu'elle allait répondre quelque chose, sans trop savoir quoi, il se redressa et elle put se rendre une nouvelle fois compte d'à quel point il était grand par rapport à elle. Un instant, elle s'imagina sur un champ de bataille face à lui et se dit la réflexion qu'elle ne tiendrait pas une minute. Avec des mains comme les siennes, il pourrait lui tordre le cou sans difficulté. Son regard avait changé et il n'en devenait que plus impressionnant. Est-ce que par hasard, elle serait tombée sur le fou du village ? Après tout, elle ne savait pas qui il était, et elle pouvait très bien être en danger.

Ses paroles restaient sensées et logiques, et Mei n'avait pas peur des sautes d'humeur des hommes. Elle en avait connues tellement...Mais un inconnu restait toujours plus dangereux car on ne sait pas comment réagit face à lui. Un rien peut déclencher une réaction très violente, tout comme au contraire glisser comme l'eau sur les plumes d'un canard. Sa haine semblait sans borne. La question restait de savoir s'il la maitrisait ou pas du tout.

Elle eut bien vite la réponse et en fut soulagée. Il souriait, cette fois de façon plus posée, même s'il semblait avoir repris de l'épaisseur, de la consistance en tant qu'être humain. C'était un phénomène étrange, comme si un esprit venait de prendre forme devant elle. Mais peut-être qu'il devenait trop humain. Elle baissa les yeux sur leurs mains. Elle ne comprenait pas la signification de ce geste. Peut-être que dans le désert, c'était un signe d'amitié ? Oui, ce devait sans doute être ça. Aussi, elle n'y prêta pas plus attention et releva son regard vers le sien.

"Le hasard n'y est en effet pour rien. Mais peut-être qu'inconsciemment j'ai dit ce que vous vouliez entendre. Ne me remerciez pas, c'est vous qui avez pris la décision, je n'ai fait que vous dire ce que je pensais réellement." Elle ne se défaisait pas de son sourire, même si dans le fond était plus gênée qu'autre chose. "Je suis sûre que vous trouverez des gens autour de vous qui vous suivront. Des idiots ont pris le pouvoir sans difficulté, pourquoi pas vous ?"

Peut être que Mei avait raison, peut être qu'elle avait juste dit ce qu'il fallait qu'il entende pour redevenir lui même. Mais cela ne changeait rien au fait qu'elle avait été l'étincelle qui lui avait permis de se réveiller. Il se sentait prêt à tout, il avait envie de se battre! Cependant il savait qu'il fallait qu'il prépare correctement ça, qu'il devait se montrer stratège car la force brute ne risquait que de causer plus de morts parmi les siens. Il fallait qu'il les écrase pour de bon, que ces assassins paye leurs crimes par l'épée. Les gens le suivrait surement, les habitants du coin connaissaient son nom, elle avait raison, il pouvait le faire...

Relevant son visage, il la regarda droit dans les yeux et murmura:

"Vous dites vrai... Je vais virer ces meurtriers d'An'har. Ils n'oseront plus y mettre les pieds tant que je serais en vie, je le jure."

Souriant, il continua.

"J'en profiterais pour unifier toutes les tribus Drâa's... Que diriez vous d'être la première à m'accompagner dans cet ambitieux périple?"

Continuant de la fixer, il tenait à présent les deux fines mains de son invitée dans les siennes. Elle était tellement mignonne...
Il sentit une envie monter en lui, qu'il n'avait elle aussi pas ressentit depuis longtemps. Il n'arrivait pas à se défaire de ce doux regard clair, finalement, il céda. S'approchant lentement du visage qui n'était pas très loin du siens, il lia avec douceur ses lèvres à celle de la jeune femme, se laissant guider par toutes ses choses qu'il avait jadis perdues

Il était revenu au sujet initial : éliminer les pillards. C'était bien ce qu'elle l'avait encouragé à mettre en place, se débarrasser de cette haine, même si elle ne savait pas vraiment pourquoi elle voulait se porter garante d'un retour à la vie pour cet étrange personnage. Farouche comme une lionne, Mei avait presque regretté de s'être autant approchée. Pourquoi est-ce qu'elle avait fait ça ? Pourquoi est-ce qu'elle avait voulu le rassurer ? La réponse était claire, il lui faisait penser à un animal qu'on aurait enfermé en cage, un enfant qu'on aurait battu depuis sa naissance. C'était sans doute par pitié, mais non, ce n'était pas un sentiment aussi bas que l'on veut bien croire. Au contraire, la pitié est un premier pas vers la compassion qui, elle, nécessite d'avoir vécu la situation pour la ressentir. Et la jeune femme ne pouvait pas s'imaginer un instant ce qu'il avait vécu. Cet élan de bonté lui valait un statu quo étrange auquel elle ne voyait pas vraiment d'issue.

Son contact visuel devenait de plus en plus assuré et elle en venait toujours à se demander s'il sortait vraiment d'une léthargie de plusieurs années ou bien de seulement quelques heures. Des fous, on en rencontre partout, même si elle voulait bien croire qu'il n'était pas mal intentionné. Cependant, sa détermination laissait sous-entendre qu'il allait s'emporter là-dedans et oublier le reste. Elle reconnaissait des travers des hommes de sa famille. Les promesses, les projets... Et les idées farfelues. Sur le coup, elle ne sut pas quoi répondre. Se contentant d'hausser un sourcil, son sourire s'effaçant, elle considérait sa proposition. Comment pouvait-il lui demander de l'accompagner ? Elle n'était qu'une femme tout juste bonne à monter à cheval. Tout ce qu'elle savait n'était que bon à entretenir ses muscles. Face à n'importe quel homme, elle ne ferait jamais le poids. On le lui avait appris depuis son enfance. Une femme n'a aucune valeur. A moins que le peuple d'An'har ait d'autres conceptions, mais elle en doutait sincèrement.

Il la fixait avec de plus en plus d'insistance, et elle croyait reconnaître ce regard. Oh bien sûr, elle ne l'avait jamais vu auparavant sur cet individu, mais sur d'autres, oui. Quand il se pencha, elle recula légèrement, un peu en retard et ses lèvres rattrapèrent les siennes, gagnant la course avant même qu'il ait pu être décidé qu'il y en aurait une. Elle ne savait plus quoi faire. S'effaroucher ? Allons, elle était bien assez âgée pour ne pas crier au viol pour un simple baiser. Ce n'était pas le premier, et ça ne serait sans doute pas le dernier. Avoir été élevée dans une maison perdue dans les plaines, courant avec les enfants des paysans et des domestiques, les jeux d'enfants qui grandissaient un peu trop vite, les amitiés liées qui s'effilochaient comme une peau de chagrin au fil des baisers échangés dans les hautes herbes, bon gré mal gré... Cela la ramenait déjà quelques années en arrière. Mei ne se considérait pas comme une femme à succès, même si l'on pouvait considérer que toute femme peut se révéler désirable à tout moment de sa vie, mais sa bonne composition et ses airs naïfs la rendaient une proie facile pour tous ceux qui ne la connaissaient pas assez pour savoir qu'elle savait calmer les ardeurs mal venues. Mais avec un inconnu qui l'avait sauvée et la cachait gracieusement, surtout à son âge et pour un geste aussi futile, elle ne pouvait pas se permettre d'être sèche. Elle n'en avait même pas envie.

Doucement, elle dégagea l'une de ses mains des grandes paumes et repoussa sans brusquerie le visage du jeune homme, le laissant à quelques centimètres du sien. Quelque chose en lui l'empêchait de s'énerver et pourtant, bien d'autres seraient déjà en train de la mettre dehors.

"Je pense que votre solitude fausse beaucoup de choses." chuchota-t-elle. "Je ne peux pas vous accompagner, je suis une étrangère. Je suis une femme. Comment pourrais-je vous être utile, si tant est que je puisse l'être ?"

Le baiser ne dura pas bien longtemps et ne sembla pas choquer la jeune femme, qui pourtant le repoussa doucement. Ils se connaissaient à peine, il avait fait ça sur un coup de tête, la réaction de Mei était compréhensible. Pourtant, elle restait proche de lui et il pouvait sentir le souffle de la jeune femme contre sa peau alors qu'elle lui parlait. Il l'écouta sans la couper, incapable de lâcher du regard ces grands yeux qui le fixait. Finalement, Ylliendril répondit, toujours aussi faiblement:

"Vous savez, tout le monde m'est étranger à présent, alors si je ne peux me fier à vous, je ne peux surement me fier à personne..."

Il lui offrit ensuite un léger sourire, puis continua:

"Le fait que vous soyez une femme ne change rien. J'ai connu des guerrières qui pouvaient mettre à terre trois hommes d'un coup et qui n'étaient pas plus idiotes qu'un autre combattant. Chez nous, les femmes sont l'égal des hommes même si nous n'aimons pas les laisser travailler dehors car les conditions sont très dures et que nous préférons leurs épargner ça. Tout An'har ne fonctionne pas comme ça mais dans nos villages, il en est ainsi. Vous vous demandez en quoi vous pourriez m'aider? Et bien, vous pourriez m'épauler lorsqu'il me faudra convaincre les gens de se soulever, veiller sur mes arrières si nous en venons un jour à nous battre et puis... Votre présence m'est très agréable."

N'ayant pas envie de s'éloigner de la jeune femme, il restait à la distance à laquelle elle l'avait repoussée. L'homme du désert ne comptait pas non plus être insistant, alors il n'approcherait pas plus. Parfaitement immobile, il attendait sagement qu'elle lui réponde.

Il ne résista pas à son refus et n'insista pas, ne s'offusqua pas d'être repoussé. Mei était restée polie et diplomate, toujours assez méfiante vis à vis des réactions de cet Ylliendril qui restait tout de même un parfait inconnu pour elle. On lui avait toujours appris à se méfier des hommes. Son père -son vrai père- y avait toujours mis un point d'honneur dans son éducation : apprendre à ne pas laisser un homme mener sa vie. Il en avait fait l'expérience avec la pièce rapportée de la famille, dont la vie avait littéralement éclaté en morceaux parce qu'elle s'était laissée séduire. La jeune femme était maintenant en âge de comprendre. Il y a des choses desquelles on ne peut être à l'abri lorsque l'on est une femme, et il faut s'en préserver soi-même. Elle se demandait cependant encore si c'était parce que les femmes étaient plus faibles, ou bien plus fortes que les hommes et qu'ils cherchaient ainsi à ne pas leur laisser prendre trop de place dans la société ? Pour ce qui était de sa famille, elle savait que les femmes avaient toujours été un problème tant qu'elles ne s'en tenaient pas aux ordres de leur mari.

Il avait à la fois raison et pourtant aussi tort. Elle pouvait être tout sauf fiable, même une envoyée des pillards, et lui faire confiance pouvait se révéler une grossière erreur de sa part. Même si elle savait au fond d'elle-même qu'on ne lui avait pas appris à trahir. Ce n'était pas non plus une raison pour accepter n'importe laquelle des alliances et foncer tête baissée dans les malheurs des autres. La vie n'était décidément pas simple quand on quittait son cocon familial bien confortable, mais comme avait dit son oncle, elle en avait besoin pour connaitre la vie, la vraie et pas les masques et le décor de théâtre dans lequel elle avait vécu jusque là.

Le jeune homme ne bougeait pas d'un poil, comme s'il s'attendait à ce que tout recommence dans la seconde qui suivait, comme si ça n'avait été qu'une pause dans les gestes pour se parler. Elle n'osa pas se dérober plus non plus, se demandant bien ce qu'elle pouvait faire. Mei baissa les yeux et son visage suivit légèrement le mouvement aussi. Se battre, ruser, on le lui avait appris. Et même si parfois on la laissait gagner, certaines de ses victoires avaient été dument remportées. Non, elle n'avait aucune expérience. Elle était simplement un petit chien savant sans doute incapable de faire quelque chose de correct face à la réalité.

"Je ne suis peut-être pas celle que vous croyez. Je pourrai être tout comme rien. Et puis...vous ne me connaissez que depuis moins d'une heure, peut-être aurez-vous à revoir certains de vos jugements." Elle hésita, puis reprit, se sentant trop gênée pour lui sourire. "Cependant...je comptais rester quelques temps par ici. Je peux vous prêter main forte pour commencer. Après, je m'en irais peut-être." Sans savoir pourquoi, elle ressentait le besoin d'argumenter. "Je sais plus ou moins me battre. Disons que j'ai la technique mais pas la pratique. je suis peut-être trop jeune pour être celle qui doit vous épauler, mais faute de mieux, je suppose que vous n'avez pas vraiment le choix."

Après l'avoir écouté sans la couper, Ylliendril lui offrit son plus radieux sourire alors que ses yeux pétillaient comme jamais lorsqu'il comprit qu'il pourrait passer un peu plus de temps en compagnie de Mei. La vie semblait avoir réinvestit son regard et à son air, on sentait qu'il avait enfin trouvé quelque chose à faire du reste de sa vie et qu'il s'y donnerait complètement. Il se releva lentement en s'éloignant pour ne pas l'effrayer et s'exprima de sa voix toujours aussi faible.

"Vous savez, je suis quelqu'un qui suit son instinct et je sens que je peux vous faire confiance. Vous êtes la bienvenue chez moi, si on peut appeler ça une maison. Si dormir ici ne vous dérange pas, j'ai une paillasse en plus et les couvertures qu'il faut, les nuits sont fraiches."

Conservant son sourire avenant, il continua:

"Ce serait une joie de vous avoir à mes côtés pour les épreuves à venir, ce n'est pas l'âge qui fait la sagesse et la meilleur des compagnie n'est pas une femme qui sait tuer mais celle qui sait être franche et réchauffer le cœur de ceux qui l'entoure. Pour ce qui est du combat, je suis moi aussi un peu rouillé alors... Nous pourrions nous entrainer, qu'en dites vous?"

Il n'avait pas dit tout à fait la vérité, il n'avait pas de quoi la faire dormir mais il ne voulait pas qu'elle s'éloigne de lui. Il savait qu'il pourrait trouver ce qu'il lui fallait en ville et il fallait aussi qu'il trouve de quoi les nourrir ce soir... L'homme du désert ferait ce qu'il fallait, il l'avait toujours fait. L'écoutant répondre avec un sourire, il empoigna l'étrange épée qui trainait dans un coin de la pièce et la descella du sol. A la vue de ses muscles bandés, on pouvait deviner qu'elle devait être sacrément bien en place mais il finit par avoir raison du socle naturel et l'arme se figea dans sa main, encore recouverte de mousse et de lianes pendantes. Il fit tournoyer la lame qui griffa l'air, avec une maitrise étonnante, l'épée semblait être tout à fait à sa place entre ses doigts usés par les travaux manuels, comme si cela faisait des années qu'elle n'attendait que ça...

Au départ, son regard et son sourire qui auraient normalement dû lui faire plaisir l'avaient plutôt effrayée, même si elle n'en avait rien montré. Il était encore près. Trop près. Pourtant, elle sentait qu'elle aurait dû être heureuse de ramener un homme à la vie, si l'on pouvait vraiment dire les choses ainsi. C'était même plutôt étrange de se dire qu'elle venait de prendre une place assez importante dans une vie qu'elle venait tout juste de croiser. Il se recula enfin et Mei se surprit à respirer de nouveau plus tranquillement, comme soulagée de quelque chose. En même temps, elle n'aimait pas tellement que les hommes l'approchent de trop près, quand bien même s'était aussi très flatteur.

Refuser son hospitalité alors qu'elle venait de lui accorder son aide aurait été stupide et incohérent. De plus, il n'avait pas l'air d'être un mauvais bougre et si elle s'installait de l'autre côté, tout irait bien. De toute manière, elle comptait laisser Shûhei en liberté dans l'oasis une fois que les pillards seraient partis. Il ne s'éloignerait pas trop, ne ferait rien de fâcheux et aurait toute l'eau et toute la nourriture fraiche qu'il voudrait. Elle savait comment il était, c'était elle qui l'avait éduqué depuis qu'il était indépendant de sa mère.

Il souriait, paraissait soulagé d'un poids invisible et pourtant si lourd... Mais ses paroles lui paraissaient étranges. Malgré ses airs joyeux et naïfs, elle était méfiante avec le monde qu'elle ne connaissait pas. Et le peuple d'An'har faisait partie des choses qu'elle ne connaissait pas.

Elle allait lui répondre quand il se leva et sortit la lourde épée du sol. Mei fut impressionnée de voir la taille de la lame. Même à deux mains, elle serait bien incapable de la soulever. Quand il la fit tournoyer en un éclair d'argent, elle sentit son cheval dans son dos se relever d'un coup. Il hennit nerveusement, n'osant pas se mettre à ruer sans doute sous l'effet de la peur. D'un bond, la jeune femme fut sur ses pieds et tenta de le calmer en lui parlant doucement, mais même si elle essayait de tenir au mieux son museau, il regardait nerveusement la lame, piaffant avec l'envie de fuir.

"Pourriez-vous reposer votre épée ? Je crois que tant que mon cheval est ici, il vaut mieux éviter ce genre de démonstrations si vous ne voulez pas prendre un coup malheureux." Elle attendit qu'il s'exécute, puis embrassa le frontal de Shûhei qui se calmait peu à peu. La tête du cheval resta appuyée contre le buste de sa cavalière, déjà plus rassuré. "J'accepte volontiers votre proposition de dormir ici. Je dois vous avouer que je ne savais pas vraiment où passer la nuit. En revanche, pour ce qui est entrainements...Vous savez, je n'ai qu'une arme courte, mais je sais un peu me servir de mes mains. Nous verrons bien en temps voulu." Elle passa ses doigts dans la fine crinière noire. "Dès que tout sera calme au dehors, je le laisserai faire sa vie dans l'oasis. Il ne lui arrivera rien."

Il s’excusa d’un hochement de tête et posa son épée contre un coin de la cabane. Il ne connaissait strictement rien aux chevaux et n’aurait jamais cru effrayer la bête de quelques gestes mais après tout, cette bête n’était surement pas habituée aux combats. Il écouta la suite, gardant son air avenant et cachant sa gêne puisqu’il se sentait à présent un peu ignorant. Finalement, il répondit:

"Vos ennemis ne prendrons pas des armes courtes ou leurs poings car vous n’avez qu’une petite lame, il vous faut apprendre à faire face à n’importe qui avec. Désolé d’avoir effrayé votre monture, je n’ai pas eu beaucoup de chevaux dans ma vie. Généralement, j’ai plutôt à les fuir."

Il lui offrit un léger sourire triste, puis enchaina.

"Je vais aller voir dehors si tout est calme. Je sifflerais trois fois si c’est bon, dans le cas contraire, ne bougez surtout pas d’ici. Je vais en profiter pour faire une petite course, je n’avais pas prévu que j’aurais une charmante invitée qui dinerait avec moi ce soir."

Après un nouveau sourire, plus joyeux cette fois, il disparut dans l’encadrement de ce qui servait de porte à la petite habitation. Il n’avait en fait pas prévu de manger tout court ce soir, puisqu’il n’avait rien pour se faire. Retraversant l’étendue d’eau en évitant tous les trous cachés, il regagna le village et tendit l’oreille : aucun bruit suspect. Hochant la tête, il siffla trois fois puis continua sa route, filant vers une maison d’apparence ordinaire. Entrant sans toquer, il salua en inclinant le buste la vielle femme qui le regardait, nullement surprise par son apparition soudaine.

"Et bien Ylliendril, cela fait plus de dix ans que je ne t’avais pas vu aussi joyeux. C’est à cause de la jeune femme que tu a accompagné tout à l’heure ?"

Souriant en coin, l’homme du désert soupira pour lui-même. Vraiment, cette femme ne manquait rien de ce qui passait dans le village, une vraie commère. Il lui répondit, murmurant, ce qui surprit visiblement l’hôte des lieux, qui pourtant ne commenta pas cette fois.

"Les pillards n’ont pas fait trop de dégâts?"

"Rien de plus que d’habitude, nous sommes tous sortit donner directement ce qu’ils prennent en temps normal, ils ont été tellement flattés qu’ils n’ont presque rien détruit. Faut croire qu’ils se ramollissent et ça nous arrange tous."

"Tu n’imagines pas à quel point. Je venais pour te demander de m’avancer de quoi dormir, du thé, un peu de bois sec et un repas qui pourra plaire à une demoiselle, je mange tellement peu quand je suis seul que j’ai presque oublié comment cuisiner."

Elle semblait ravie de le voir revivre, il faut dire que cette femme l’avait vu naitre et grandir. Lui offrant un léger sourire complice, elle lança :

"Revient dans une petite heure, je vais te préparer tout ça."

Il hocha la tête et la remercia d’une nouvelle inclinaison du buste avant de quitter la petit bâtisse de terre, la couverture, la paillasse, le bois et un petit coffret. Regagnant l’oasis, il passa sa tête dans l’encadrement dans la cabane et murmura :

"Me revoilà, j’ai trouvé de quoi vous accueillir convenablement."

Il ne comprenait pas ou ne voulait pas comprendre qu'elle n'avait aucune envie de s'impliquer de trop près dans cette affaire, mais puisqu'il semblait vraiment isolé au point de tout demander à une inconnue, elle n'allait pas l'abandonner. On lui avait appris en tant que femme à aider son prochain. Elle ne savait cependant pas si dans la situation présente, c'était une bonne idée, mais elle ne pouvait pas nier qu'il se faisait des idées sur le rôle qu'elle comptait tenir et sur elle-même. L'avait-il bien regardée ? Petite et menue, elle n'avait rien d'une guerrière. Ce qui l'effrayait le plus dans l'histoire, c'est qu'elle ne savait pas ce qu'il attendait d'elle. Mais visiblement pas ce qu'elle pouvait faire pour lui dans le meilleur des cas. Elle lui ferait entendre raison plus tard.

Ylliendril sortit de son abri et Mei tendit l'oreille. Elle attendait les trois sifflements, le petit signal qui lui permettrait de mettre le nez dehors et se dire qu'elle aurait un moment de répit, peut-être même plusieurs jours. La jeune femme n'avait pas relevé son allusion, c'étaient des paroles en l'air, une flatterie pour qu'elle ne se sente pas mal à l'aise des efforts qu'il fournissait à son encontre, sans doute. Elle n'y fit de toute manière pas attention.

Les trois sifflements retentirent et le soulagement relâcha l'attention et les nerfs de la jeune yuen. Enfin tranquilles ! Shûhei avait arrêté de piaffer d'impatience. La présence de cet inconnu le rendait nerveux, et plus encore depuis qu'il avait agité son épée dans les airs, presque à ras de ses oreilles. Se glissant à travers l'ouverture, elle put faire passer son cheval entièrement dessellé entre les plantes et regarda autour d'elle. Il avait l'air de n'y avoir personne. Elle défit donc le nœud de son hakama et le plia sur le sol, puis ôta sa tunique crème. Elle portait en-dessous ce qui semblaient être des habits d'intérieur pour d'autres mais en réalité des sous-vêtements pour les gens de sa région. Son pantalon court et noir semblait être la continuité du carré de tissu tout aussi sombre rattaché derrière son cou par deux lanières. Ce n'était pas fait pour être très seyant mais simplement pratique, comme tous les vêtements qu'ils portaient dans leur famille.

Mei entra dans l'eau prudemment, mais non sans bonheur. Elle était fraiche et lourde, glissait entre les doigts comme si elle n'avait connu ni le sable ni les algues pour la poisser. Après s'être mouillé la nuque et les bras, elle se jeta littéralement dedans et y plongea même la tête. Elle avait appris à nager dans une rivière peu profonde, mais comme on dit, ce sont toujours les meilleurs nageurs qui se noient. Avec des claquements de langue, elle appela Shûhei pour qu'il la suive et il ne se fit pas prier. Il semblait tout aussi content qu'elle de profiter d'un peu de fraicheur.

Avisant un coin de l'oasis qui semblait moins habité, elle le guida à la nage jusque là, remettant de temps à autre la tête sous l'eau pour refroidir son épaisse chevelure qui reprenait le soleil à chaque fois. Là où elle l'emmenait, il aurait de quoi manger, boire et s'abriter de l'astre diurne. Mei le fit monter sur la berge et l'attira jusqu'à un endroit à l'ombre. Après avoir passé quelques minutes avec lui, elle lui fit comprendre qu'il devait rester là, qu'elle ne l'abandonnait pas et regagna l'îlot au centre du lagon. Afin de ne pas attirer l'attention sur l'habitat, elle entra de nouveau dans la cabane après avoir récupéré ses vêtements, et s'assit confortablement dans un coin. Elle ne se changerait pas, il faisait trop chaud et elle était assez couverte pour ne pas être provocante.

Moins de dix minutes plus tard, la folle chevelure rousse du jeune homme passa de nouveau par l'ouverture. Elle lui adressa un léger sourire et se leva à sa rencontre pour lui donner un coup de main. Elle espérait qu'il n'ait rien payé, mais n'osait pas lui proposer un dédommagement de peur de le vexer.

"Je vous remercie. Vous avez dû vous donner beaucoup de mal."

« Oh, pas tant que ça vous savez... On m'aime bien au village. »

Il lui offrit un léger sourire, acceptant son aide, puis continua:

« D'ici une petite heure, nous devrions pouvoir manger. »

Un petit clin d'œil complice, il ne comptait pas lui cacher que ce n'était pas lui qui cuisinait. Il repensa à ce qu'il avait appris alors qu'il était allé voir la vielle femme, puis ce qu'il avait dit à Mei plus tôt. Virer les pillards, unir les villages Drâa, voilà une idée qui le faisait trembler d'excitation et puis cela promettrait surement de beaux combats... Il regarda à nouveau son invitée et lança, toujours de sa voix basse et posée:

« J'ai appris que les pillards n'étaient plus vraiment sur leurs gardes, ils sont habitués à ce qu'on se soumette à eux. Je vais leurs préparer un bel accueil la prochaine fois qu'ils viendront. »

Un sourire apparu au coin de ses lèvres pendant quelques instants, montant bien qu'il ne comptait pas leurs faire de cadeaux. Reprenant son épée maintenant que la monture n’était plus présente, il en posa la pointe à sa pied tout en gardant le manche en main, pour ne pas avoir à supporter le poids de la lourde arme.

« Que diriez-vous de faire quelques passes d’armes pour que je vois votre niveau ? J’ai été un plutôt bon combattant à l’époque. »

Nouveau léger sourire, il voulait voir ce que l’étrangère avait dans le ventre et le cas échéant, lui apprendre à survivre sur un champ de bataille…

S'il avait un soutien possible au village, ce n'était qu'une bonne nouvelle de plus. Mei ne cherchait pas nécessairement à se décharger de sa proposition, mais elle devait avouer appréhender de plus en plus. Qui sait comment tout cela pourrait se passer, finir ? Ce n'était pas vraiment ce à quoi elle pensait quand elle avait décidé de prendre la route pour découvrir le monde. L'homme qu'elle avait longtemps cru son père serait sans doute fier, bien plus que son vrai père. Il n'était pas contre le fait qu'elle soit une vraie femme fragile et tout ce qui devait aller avec, mais pas non plus contre le fait qu'elle porte fièrement ses enseignements à la face du monde.

La jeune femme lui adressa un sourire sincère et gracieux quand il parla du repas. Il s'était donc décarcassé jusque là ? Elle espérait, au vu des moyens précaires dans lesquels il vivait, qu'il n'avait pas dépenser trop ou promis la lune pour un repas valable. Elle se serait contenté de n'importe quoi, surtout depuis qu'elle voyageait seule. Elle passait même parfois deux jours sans manger et boire à peine pour garder ses réserves. La jeune femme ne pouvait que lui être reconnaissante de faire cet effort et elle avait déjà en tête de trouver quelque chose qu'elle pourrait faire pour lui en échange dans les prochains jours. Peut-être qu'elle pourrait lui proposer son cheval pour l'aider dans son travail en plus de l'aider dans la reconquête de son territoire ?

Une fossette se creusa dans sa joue à la vue de ce clin d’œil complice et resta même quand il lui parla du reste. Il était vraiment déterminé et voir la vie dans ses yeux verts faisait plaisir à voir. Elle se demanda combien de temps son regard était resté sans vie, combien de temps il était resté silencieux face à une souffrance qui semblait écrasante. Mei aurait presque pu dire qu'elle avait vu ce paquet de misère tomber de ses épaules puissantes, mais c'aurait sans doute été trop naïf d'affirmer que ce genre de choses puissent être solides et palpables.

"Je suis certaine que vous parviendrez à faire de grandes choses. Quand on a votre détermination dans le regard, on peut tomber cent fois sans se décourager."

En revanche sa dernière proposition lui fit hausser un sourcil, même si elle conservait un sourire moins sûr de lui. Il était sérieux ? Un moucheron armé d'un cure-dent contre un grand gaillard avec une machine à tuer ? Remarque, ça ne veut rien dire, aurait dit le mari de sa mère. Lui-même n'était pas un géant mais était capable de mettre un homme de deux fois sa force à terre même sans arme. La jeune femme n'avait pas sa force, elle ne s'en sortirait pas, mais elle voulait bien essayer.

"Bien, attendez une minute."

Elle se leva souplement et s'approcha de son paquetage. Elle sortit son tantô et passa les lanières de cuir à la ceinture de son pantalon sombre. Elle n'avait pas vraiment une tenue adéquate, mais s'il n'y allait pas franchement, elle ne perdrait pas de membre au passage.

"Je suppose que nous ne nous entrainons pas ici." Elle ne l'avait pas dit pour avoir une réponse, elle la connaissait déjà. C'était plus pour justifier le fait qu'elle sortait la première, et se mit à côté de l'ouverture pour le laisser passer à son tour. Une fois qu'il l'eût rejointe, elle lui adressa un sourire habituel. "Je vous suis. Où allons-nous ?"

Ylliendril attendit que la jeune femme se prépare. Elle récupéra ses armes, les attacha à sa ceinture et sortit la première. Il n’eut pas besoin de la convier à changer d’endroit, ils pourraient difficilement s’entrainer dans un espace aussi petit, surtout vu l’allonge que possédait l’homme du désert avec son immense épée. Il lui fit un léger sourire quand elle lui demanda où ils iraient, puis répondit.

« Du côté le moins peuplé de l’oasis. Pas pour se cacher mais je n’aimerais pas déranger les habitants avec le bruit que nous risquons de faire. »

Puis il se mit à l’eau, laissant la jeune femme le suivre et l’aidant parfois en lui tendant la main à éviter les trous d’eau que ses larges pas lui permettaient de passer sans forcer. Il s’éloigna au maximum du village, l’oasis était vraiment immense, beaucoup plus qu’on n’aurait pu le croire en arrivant. Retournant finalement au sec, il agita un peu son épée via de lents moulinets pour retirer l’eau qui n’avait pas manquée de se poser dessus.

Gratifiant Mei d’un nouveau regard, il s’arrêta quelques instants sur les formes de la jeune femme, particulièrement relevées maintenant que l’eau trempait ses vêtements. Pour sa part vêtu de son long manteau, on se demandait parfois si Ylliendril ressentait la chaleur mais en réalité, il ne portait tout simplement rien en dessous hormis son pantalon beige. Alourdis par l’humidité, le vêtement risquait de le gêné pour l’exercice, d’autant qu’il n’avait pas eu le loisir de se battre depuis longtemps… Bien qu’il savait qu’à sa belle époque, il n’aurait fait qu’une bouchée de la demoiselle qui lui faisait face, l’homme du désert avait aussi conscience qu’actuellement, il n’était qu’un guerrier rouillé par le temps. Exécutant de nombreuses tâches physiques, il avait gardé sa forme et sa musculature de combattant mais ses réflexes n’étaient plus que l’ombre de ceux d’antan.

Lorsqu’il se fut assuré qu’elle soit prête, il hocha la tête, l’avertissant en fait qu’il allait engager le premier échange. Prenant son épée en garde haute, il avança la jambe droite, envoyant un large coup de lame, sans vraiment de force ni de vitesse. Lui comme Mei était encore à froid, inutile de se blesser ou pire, de la blesser, en l’attaquant par surprise comme il l’aurait fait avec un véritable adversaire.

Mei le suivit sans crainte, ayant finalement décidé de lui accorder sa confiance pour certaines choses. Elle avouait ne pas le connaitre assez pour être certaine de lui faire entièrement confiance sur tout, mais elle savait déjà que c'était un homme gentil et généreux et ce naturellement. On aide pas une inconnue et on ne la traite pas comme une amie si on veut lui faire du mal. Il aurait eu vingt fois l'occasion de la tuer ou de l'agresser s'il l'avait voulu. Il s'était contenté de maladroitement l'embrasser au mauvais moment et encore, elle se demandait si elle pouvait vraiment lui en vouloir. Il semblait seul depuis longtemps. Que ce soit une excuse ou non, il avait le droit d'avoir ses faiblesse, comme tout homme. Elle comptait de toute manière se faire une première véritable opinion de lui le lendemain au réveil. Non pas qu'elle pensait sincèrement qu'il soit mal intentionné, mais elle restait pour l'instant tellement perplexe face à cet individu qu'elle préférait tout laisser reposer avant de pouvoir dire quoique ce soit à son sujet. Toujours prendre son temps pour connaitre un homme. C'était ce qu'on lui avait appris, et elle avait pu vérifier à plusieurs reprises que ce n'était pas toujours un tort de suivre ces indications.

L'eau lui parut plus fraiche que lors de sa première baignade, mais cette fois elle le suivait en marchant. Elle avait de l'eau parfois jusqu'au ras du menton mais prenait sa main pour éviter des endroits plus profonds, tirée à lui par le même bras qui quelques minutes plus tard l'attaquerait pour s'entrainer. Dans un sens, cela ne la rassurait pas. Il maitrisait peut-être sa force et ses gestes, mais qui sait, peut-être qu'elle finirait par se blesser face à un tel colosse. Mais elle avait sans doute l'avantage d'être encore alerte et de s'être régulièrement entrainée au cours des dernières années.

Ils furent tous deux sur la berge, d'un côté très calme et inhabité de l'oasis, chacun trempé jusqu'aux os. Mei sentait ses vêtements coller à sa peau. Heureusement qu'ils étaient sombres et assez épais, on ne pouvait rien voir par transparence. Il ne fallait pas oublier que ces pièces pourtant couvrantes étaient pour elle des sous-vêtements habituels. Certes, cela n'avait rien à voir avec les dessous affriolants que portaient certaines femmes d'Eresia et qu'elles arboraient avec fierté et sans pudeur. La famille Akutagawa était sans doute trop traditionaliste pour lui avoir appris autre chose qu'à se cacher.

Son regard fut le signal du départ. Elle se tint en équilibre sur l'avant de ses pieds, les mains posées respectivement sur la garde et le fourreau de son sabre court. C'était un tout autre style, une toute autre manière de voir les choses, de percevoir son ennemi. A partir de cet instant, il serait analysé des pieds à la tête, et elle espérait parvenir à le faire le plus rapidement possible. Quand il envoya un coup en sa direction, elle décolla ses pieds du sol et s'approchant en deux bonds de lui. Elle dégaina à la dernière minute et tendit son bras en l'air, mimant le geste de trancher une gorge. Sur un champ de bataille, c'était inutile, en revanche pour s'échauffer, ça n'était pas mal. Bien entendu, elle avait un léger problème de taille et aurait en réalité manquer sa trachée de peu. Juste quelques centimètres au-dessous de ce qu'il aurait convenu de toucher. Mais tant pis, elle arriverait bien à le faire plus tard. Puis avant de se faire avoir à son tour, elle repartit en marche arrière dans de petits bons légers, sentant ses pieds adhérer avec difficulté sur le sable. Elle allait finir par tomber sur le dos, c'était tout ce qu'elle allait gagner à vouloir faire la maligne.